L’IMPREVISION DANS LES CONTRATS
Posté le 19 septembre 2024 dans Droit des affaires.
Le droit français rejette par principe la notion d’imprévision dans les contrats. En effet, depuis l’arrêt dit « canal de craponne », les juges retiennent que :
« Vu l’article 1134 du Code civil ;
Attendu que la disposition de cet article n’étant que la reproduction des anciens principes constamment suivis en matière d’obligations conventionnelles, la circonstance que les contrats dont l’exécution donne lieu au litige sont antérieurs à la promulgation du Code civil ne saurait être, dans l’espèce, un obstacle à l’application dudit article ;
Attendu que la règle qu’il consacre est générale, absolue et régit les contrats dont l’exécution s’étend à des époques successives de même qu’à ceux de toute autre nature ;
Que, dans aucun cas, il n’appartient aux tribunaux, quelque équitable que puisse apparaître leur décision, de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles à celles qui ont été librement acceptées par les contractants ».
En somme, le juge ne peut, même en équite, interférer dans le contrat même en cas de changement de circonstances. C’est le principe selon lequel le contrat est la loi des parties (pacta sunt servanda).
Si les uns reprochaient au droit français son manque d’adaptabilité, les autres criaient à la victoire de la liberté individuelle et de la liberté contractuelle. Le juge ne peut ainsi interférer, historiquement et par principe, avec les dispositions prévues par les parties.
Mais que faire lorsque le contrat est amené à durer dans le temps et, par conséquent, à être confronté à des situations profondément différentes ? L’épidémie de COVID 19 puis la guerre en Ukraine ont modifié substantiellement les conditions d’exécution des contrats et induisent régulièrement des déséquilibres privant les contrats de leur rentabilité.
Plusieurs solutions s’offrent aux contractants :
- Des solutions contractuelles tout d’abord,
- Des solutions légales.
En ce qui concerne les solutions contractuelles, les parties aux contrats peuvent prévoir dans leurs contrats différentes clauses :
- Une clause d’indexation : cette clause est classique dans les contrats de location (notamment). Les parties doivent prévoir le recours à un indice en lien avec l’activité (par exemple l’indice des loyers commerciaux pour les baux commerciaux ou l’indice des prix à la consommation hors tabac – ensemble des ménages pour les pensions alimentaires). Cependant, la clause d’indexation peut, sur le long terme, ne pas permettre de suivre l’évolution des prix du marché. Certains mécanismes existent pour palier à cette difficulté, notamment en matière de baux commerciaux pour lesquels le montant du loyer est déplafonné après 3 renouvellements de trois ans (avec un risque d’alourdissement des loyers pour le preneur qui peut mener au déséquilibre économique).
- Une clause dite de hardship : elle prévoit une modification du contrat en cas de nouvelles circonstances du contrat. Une telle clause a pu être utile dans le contexte d’inflation des matières premières suite à l’épidémie de COVID et à la guerre en Ukraine. Ainsi, notamment en cas d’inflation, le contrat peut prévoir que les prix seront automatiquement augmentés ou que les parties devront renégocier le contrat. Il convient de prévoir précisément la nature des événements pouvant conduire à une renégociation, la notion de déséquilibre, les modalités de demande de renégociation, les effets de la clause et les conséquences d’un échec des négociations. Les contrats internationaux se réfèrent souvent à la clause ICC.
- Une clause de fixation du prix : les parties peuvent convenir que le prix évoluera en fonction des circonstances. Ainsi, il est possible d’augmenter ou de diminuer un pourcentage de rémunération en fonction d’un certain nombre de vente (notamment pour un agent commercial, un auteur qui verra souvent le pourcentage augmenter avec le nombre d’œuvres vendues etc…). Cette clause est globalement utilisée afin d’intéresser le créancier à un environnement plus favorable qu’initialement prévu.
En ce qui concerne les solutions légales, le droit français offre les solutions suivantes :
- La force majeure : Les situations d’imprévu décrites dans une clause de hardship ne doivent pas se confondre avec les cas de « force majeure » eux aussi généralement prévus dans les contrats.
La force majeure se caractérise par un élément imprévisible, irrésistible et extérieur (c’est-à-dire indépendant des parties). Il s’agit de cas d’ouragans, de grèves nationales, de pandémie etc… La force majeure ne remplace donc pas la clause de hardship, qui permet au contraire de s’immiscer dans les interstices de la force majeure. Ainsi, dans un cas où la notion de force majeure ne s’applique pas, le recours à la clause de hardship pourra permettre de renégocier le contrat.
La force majeure a pour effet de mettre un terme au contrat. Les parties peuvent fixer elles-mêmes les conséquences d’un éventuel cas de force majeure. L’événement de force majeure présente en outre l’intérêt de permettre au cocontractant empêché d’engager sa responsabilité contractuelle.
- La théorie de l’imprévision depuis la réforme du 10 octobre 2016 : La théorie de l’imprévision est initialement utilisée en matière administrative pour les contrats de droit public. Les juges de l’ordre administratifs avaient ainsi pris acte, au nom du principe de continuité du service public, de l’existence de circonstances nouvelles suite à la première guerre mondiale justifiant une renégociation du contrat. Désormais, l’article 1195 du Code civil étend la théorie de l’imprévision aux contrats de droit civil. Selon cette théorie, un « changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat » qui rendrait son exécution « excessivement onéreuse » pour une partie, justifierait sa renégociation.
L’article 1195 prévoit :
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
Le changement est fondamental : le juge français est finalement autorisé à procéder à l’adaptation du contrat. Certes par défaut si les parties ne trouvent pas d’accord entre elles, il n’en reste pas moins qu’elles peuvent saisir le juge qui sera chargé de déterminé le nouvel équilibre contractuel. C’est là une entaille sévère dans le principe de liberté individuelle et de liberté contractuelle au nom de la théorie de l’imprévision.
- La disparition de la cause du contrat : dans un arrêt du 29 juin 2010, la Cour de cassation a retenu que l’évolution des circonstances économiques et notamment du coût des matières premières et des métaux avait eu pour effet de déséquilibrer l’économie générale du contrat, le privant ainsi de cause (c’est-à-dire d’intérêt) pour l’une des parties. Il n’est pas certain que cette solution perdure car la notion de cause a disparu lors de la réforme de 2016 pour être remplacée par la notion de « contenu licite et certain ». Néanmoins, les juges pourraient se fonder sur les dispositions de l’article 1186 du Code civil qui prévoit qu’« un contrat valablement formé devient caduc si l’un de ses éléments essentiels disparaît ». Concrètement, si les circonstances économiques ont pour effet de déséquilibrer un contrat, il est envisageable que les Tribunaux retiennent que le contrat devient caduc car il perd son contenu.
- En matière de contrats d’auteur : l’article L. 131-5 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que l’auteur a droit à une rémunération supplémentaire lorsque la rémunération proportionnelle initialement prévue se révèle exagérément faible par rapport à l’ensemble des revenus ultérieurement tirés de l’exploitation par le cessionnaire.
Le droit des contrats civils offre donc une forme de souplesse aux parties leurs permettant de prévoir contractuellement des circonstances dans lesquelles le contrat peut évoluer ou être renégocié. Il est généralement préférable de prévoir la possibilité, dans le contrat, de l’adapter en cas de nouvelles circonstances. En effet, le contrat étant la loi des parties, une clause prévoyant de nouvelles conditions d’exécution s’appliquera immédiatement lorsque les conditions seront réunies. En revanche, la saisine du juge sur le fondement des dispositions légales susmentionnées présente l’inconvénient d’une part de l’incertitude (il existe toujours un aléa judiciaire) ainsi que des délais (comptez presqu’un an entre la saisine du Tribunal et le délibéré). Un contrat bien rédigé est souvent le meilleur allié du justiciable.
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Liens utiles :
Imprévision – Open Lefebvre Dalloz (lefebvre-dalloz.fr)