VIE PRIVÉE ET ŒUVRES ARTISTIQUES
Posté le 21 avril 2022 dans Droit de la Propriété intellectuelle.
Si de nombreuses œuvres constituent des créations absolument originales ne s’inspirant pas de faits réels, un courant croissant et notamment porté par l’autofiction tend à inclure toujours plus d’éléments inspirés de la réalité. Qui n’a jamais lu, en ouvrant un roman, la mention « toute ressemblance avec des faits réels est parfaitement fortuite » ?
En droit, cette tendance à l’inspiration de faits réels constitue un conflit entre d’une part la liberté de création (elle-même rappelée à l’article 1 de la loi de 2016 sur la liberté de création) et le droit à la vie privée (elle-même protégée par l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et l’article 9 du Code Civil). Le droit va donc d’une part laisser un champ de liberté artistique auquel ne s’appliquera pas le droit à la vie privée, et d’autre part, lorsque la vie privée aura vocation à s’appliquer, il viendra exercer un contrôle de proportionnalité.
I – L’absence d’application du droit à la vie privée et le champ libre à la liberté d’expression
Le droit à la vie privée ne s’exerce que si la personne est vivante et qu’elle est reconnaissable.
À ce titre, toute biographie ou toute création inspirée de faits réels (même privés) concernant des personnes décédées relèvent de la liberté de création sous réserve de l’atteinte à l’honneur. Cette règle s’applique à toutes les formes de création artistique (romans, œuvres audiovisuelles, œuvres théâtrales, etc.).
Le droit à la vie privée ne sera pas non plus opposable dans un certain nombre d’exceptions. Il s’agit notamment de faits publics (il ne sera dès lors pas interdit d’aborder la vie publique d’un politicien, d’un sportif ou d’une star), ainsi que, notamment, les faits d’actualités (il ne pourra être reproché de s’être inspiré de faits réels concernant la vie de personnes ayant participé à une manifestation, à un événement national, ou tout fait relevant d’une portée historique.
II – Le contrôle de proportionnalité entre le droit à la vie privée et la liberté artistique
Sous l’influence de la Cour de Justice de l’Union Européenne ainsi que de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, le droit français a intégré des contrôles de proportionnalité. Il s’agit de mettre en balance deux libertés fondamentales (dans le cas qui nous intéresse la liberté d’expression d’une part et le droit à la vie privée d’autre part), et lorsque le conflit est inévitable, les Juges tentent de minimiser le plus possible la circonscription du droit qui se trouve limité.
C’est dans le cadre de cette approche que la Cour de Cassation a retenu, le 9 juillet 2003, dans une affaire le Figaro, que « le respect de la vie privée s’imposait avec davantage de force à l’auteur d’une œuvre romanesque car un journaliste remplissant sa mission d’information ». Il en résulte que la Cour de Cassation considère que la liberté d’expression du journaliste a une valeur plus importante que le droit à la vie privée mais supérieure à la liberté d’expression qui lui serait subalterne. Le caractère romanesque d’un écrit ne saurait donc permettre à l’auteur d’utiliser des éléments ressortant de la vie privée de personnes vivantes.
Une éventuelle condamnation sur le fondement de la violation du droit à la vie privée implique une confusion entre le réel et la fiction. Tant que le pacte fictionnel est respecté, le droit à la vie privée ne pourra être invoqué. Les Juges font preuve d’une forme de tolérance. Ainsi, dans l’affaire Camille LAURENS, le Tribunal a retenu que « le seul motif que les prénoms réels de la famille aient été conservés par la défenderesse ne suffit pas à ôter le caractère fictif que confère à toute œuvre d’art sa dimension esthétique, nécessairement emprunté au vécu de l’auteur, mais également passé au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l’écriture » (TGI PARIS, ordonnance de référé, 4 avril 2003).
En outre, dans l’affaire relative au film « Rois et reines », le Tribunal a retenu que « rien n’interdit à l’auteur d’une œuvre de fiction d’enrichir l’intrigue de celle-ci d’événements marquants ou de circonstances particulières tirées de la réalité et de s’inspirer, pour donner vie à ses personnages, de traits de caractère ou de détails physiques de personnes existantes ou ayant existé. La démonstration de tels emprunts ne peut être faite que si ces événements ou traits de personnalité sortent assez de l’ordinaire pour qu’on ne puisse pas raisonnablement estimer que c’est par pure coïncidence que le fruit de l’imagination de l’auteur et la réalité se rejoignent. Dès lors que ces emprunts touchent à la sphère privée d’une personne déterminée (…) il n’y a d’atteinte que si cette personne peut être identifiable avec certitude par le spectateur de l’œuvre de fiction. » (TGI PARIS, 17ème chambre, presse civil, 3 avril 2006, RG n°04/01407).
Si la condition de confusion est établie et que l’auteur a révélé des faits relevant de la vie privée, il s’agit d’une problématique classique d’atteinte à la vie privée. Si en revanche, l’auteur invente des faits en lien avec une personne vivante, il s’agira d’une atteinte au respect de la vie privée (Cour de Cassation, 1ère chambre civile, 7 février 2006, RG n°04-10941).